La valise diplomatique. Une fiction médicale
Je me suis décidée à écrire sur ce sujet aux frontières entre la vie et la mort, la mort et la vie, un no man’s land où nous, chirurgiens et chirurgiennes, procédons en passeurs anonymes à des échanges clandestins. Nous passons ces frontières en clandestins : «Non, je n’ai rien à déclarer» (ce territoire ne fait pas encore partie de l’espace Schengen). «Valise diplomatique !». Je brandis mon I.D. justifiant mon Immunité Diplomatique, et je franchis sans histoire les frontières successives, avec ma précieuse valise, que personne ne m’a demandé d’ouvrir. En général, à ce moment là, des images m’accompagnent : un ange aux ailes de sang. Pourquoi du sang ? J’ai dû essayer de faire rentrer mes ailes dans les gants chirurgicaux. Pas précisément adaptés. Je saigne, je sais, ça fait partie du métier. «Le sang coule, c’est le métier qui rentre». «Ce qui ne détruit pas rend plus fort». Ces phrases reviennent souvent dans la bouche de mes collègues. Des phrases pour cimenter les briques des épreuves.
Quand j’étais étudiante en première année de médecine, l’année du redoutable concours, l’amphi était bondé en début d’année. Un de nos profs procéda à un écrémage selon une recette maison, sans attendre le concours : «En faisant médecine, vous vous préparez à passer votre vie dans le sang, l’urine, la merde et le vomi. Ceux que ça gêne, il faut qu’ils partent à côté : ils apprendront à vendre des savonnettes». Trois cours plus tard, un bon quart des étudiants avait déserté l’amphi pour de bon. A la grande satisfaction du prof. En même temps que le sang et compagnie, il aurait dû mentionner le manque de sommeil. Parler du sommeil à un «chir.» (c’est comme ça qu’on nous appelle dans le métier) équivaut à parler du sucre à un diabétique. Orgie de douceur vengeresse qui me traverse, dans le sillage de l’ange aux ailes de sang.
Depuis 5 ans, je supervise les internes dans le service de chirurgie pédiatrique d’un grand hôpital parisien. Les usagers de la santé nous tiennent pour des scientifiques, des grands prêtres de la Science Exacte : chirurgie assistée par ordinateur pour opérer les organes mous en endoscopie, chirurgie au laser, robot pour opérer la cataracte, système high-tech de chirurgie assistée par ordinateur pour la pose de prothèses de genoux : la précision chirurgicale est devenue numérique. La chirurgie, c’est Matrix ; le chirurgien, c’est James Bond. Comme l’espion britannique de Sa Majesté, j’utilise la technologie de pointe en m’efforçant de ne pas faire de vagues. «Painless civilization». C’est le package que l’hôpital vend à l’usager de la santé. Un ami qui est comptable dans une clinique privée m'a repris l’autre jour : «Tu ne dois plus parler de malade ou de patient. Il faut parler de client». Je lui ai répondu : «Pour une fois que la compta et le marketing s’entendent !... D’habitude, le marketing dépense des sous et la compta râle».
«On va opérer votre petite Mélanie en chirurgie mini invasive, à cœur battant. Pas besoin de lui ouvrir la cage thoracique, il suffira de pratiquer quelques incisions minimes. Pas besoin de lui casser les côtes, pas besoin non plus d’utiliser le CEC (Système de Circulation Extracorporelle) qui gère l’arrêt temporaire du cœur et des poumons, la circulation du sang s’effectuant en 'itinéraire bis' pendant ce temps, grâce à une machine qui relaye les fonctions cardio-pulmonaires, tout ceci après ouverture de la cage thoracique et écartement des côtes. Lorsqu’on utilise cette méthode de chirurgie traditionnelle invasive, on opère ‘à ciel ouvert’, comme disent les chirurgiens. Pour Mélanie, plus besoin de tout ça. Par les toutes petites incisions qu’on pratiquera sur son thorax, on entrera les instruments destinés à opérer. Un chirurgien assis à une console équipée d’une image en 3D et d’un système infrarouge commandera, ou téléguidera, si vous voulez, les mouvements des instruments opérant à cœur battant. Vous voyez, ce n’est pas le robot qui opère, c’est le chirurgien, pour autant plus besoin d’ouvrir le thorax et d’utiliser la CEC. Rassurez-vous, c’est une opération pratiquée couramment aujourd’hui, votre petite fille sera sortie de l’hôpital et totalement rétablie en 3 jours». Tandis que je parle ainsi à la mère de ma petite patiente de 6 ans, l’ange aux ailes de sang me traverse à nouveau, cette fois-ci, il opère à ciel ouvert. Le fruit de vos entrailles est béni !
Chirurgie mini invasive, coelioscopie, etc. : je suis une chirurgienne informatisée, et je veille à avoir les derniers logiciels. Ils viennent de Californie. Silicon Valley, l’université de Stanford, l’UCLA (University of California, Los Angeles), etc. Le progrès est relégué au grenier. Nous sommes à l’ère des technologies, biotechnologies, bioéthique, éthique médicale. L’autre jour j’ai lu un article dans le NEJM, le très sérieux «New England Journal of Medicine», écrit par un «Medical Bioethicist PHD». J’ai mis un moment avant de déchiffrer ce que recouvrait exactement ce terme barbare. C’est dans la langue de Shakespeare, mais ce n’est pas du Shakespeare ! En salle de garde, un interne résume la situation : «La biotechnologie, c’est de la technologie bio. Et la bioéthique, c’est pour réfléchir là-dessus. Internet ; l’intranet et l’extranet, tout ça c’est bio, comme 'la Vie Claire'. Puisqu’on nous promet des écrans organiques pour nos ordinateurs de demain… Jamais entendu parler des écrans OLED ?»
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